Vinyl #6 : Kendrick Lamar Good Kid / m.A.A.d city ou L’art du storytelling

Pour le 6e épisode de Vinyl, retour sur l’album Good kid / m.A.A.d city de Kendrick Lamar, qui a révélé le talent d’un des plus grands rappeurs de sa génération.

A l’annonce d’un nouvel album en préparation à ajouter à une discographie débordante de qualités, il était primordial de faire une rétrospective sur l’un des artistes les plus ingénieux du rap US de sa génération, au point d’avoir pu se mettre à la table des meilleurs rappeurs de tous les temps : il s’agit bien évidemment de Kendrick Lamar Duckworth a.k.a Kendrick Lamar, avec l’album de sa consécration, Good kid / m.A.A.d city, sorti le 22 octobre 2012. 

Pour comprendre les raisons pour lesquels cet album joue un tournant dans la carrière de K.Lamar,  il faut connaître l’ambiance singulière de sa ville natale, Compton, dans le comté de Los Angeles, qui a la particularité d’être connue depuis les années 80 pour être le lieu de résidence d’un des gangs les plus emblématiques de Californie, les Bloods (qui ont  rebaptisé la ville “Bompton”), qui se sont longtemps battus contre les autres gangs de Los Angeles (comme les Crips par exemple) pour le contrôle du marché et de la drogue.

Mais c’est également une ville réputée pour être l’un des plus grands berceaux du gangsta rap ayant mis la lumière sur le groupe d’anthologie N.W.A. (avec le défunt Eazy-E, Ice Cube, MC Ren ou encore le légendaire Dr.DRE), ou encore sur l’artiste Coolio (Gangsta Paradise, presque personne n’est indifférent à cette musique). C’est dans cette ambiance que va naître le jeune Kendrick en 1987 de deux parents originaires de Chicago qui ont tenté d’échapper aux griffes de l’ancien gang du père de Kendrick. 

En 2004, à l’âge de 16 ans, il sort son premier projet Hub City Threat : Minor of the Year, ce qui l’a mené à signer un contrat avec le label indépendant Top Dawg Entertainment. Quelques années plus tard, il apparaît aux côtés de son ami de longue date Jay Rock en ouverture de concert pour le rappeur The Game, et également en featuring dans les sons “The Cypha” et “Cali Niggaz”. Il forme par la suite avec Jay Rock mais aussi Ab-Soul et Schoolboy Q, tous signés chez TDE, le collectif Black Hippy en 2009. 

2010 marque l’année de la sortie de son premier projet concret, Overly Dedicated, avec le son “Ignorance is bliss” qui attirera l’attention de Dre une première fois, suivi en 2011 de son tout premier album Section 80, qui aura une très bonne réception critique, Mais les choses vont s’accélérer pour lui à partir du jour où à un de ses concerts en 2011, en guise de rite de passage, il se verra attribué la torche du rap West Coast de la part de légendes du rap californiens tels que Snoop Dogg, Dr Dre, The Game, Warren G et Kurupt à Kendrick pour signifier que l’élève peut se préparer à dépasser les maîtres et progressivement prendre le trône du rap US.

Un concert qui a très probablement provoqué un déclic chez Kendrick qui se remettra au travail en studio pour sortir l’année suivante Good kid/ m.A.A.d city, son second album qu’il a sorti après avoir intégré Interscope et Aftermath Records, tout deux labels de Dr.Dre, qui va lui permettre d’atteindre une nouvelle dimension dans sa carrière de rappeur et surtout dans l’histoire du rap US.

L’album de la maturité

L’album ne contenant que 12 titres est une véritable pépite dans la discographie de Kendrick, qui relate une journée de 24h dans sa peau à 16 ans ainsi que ses péripéties dans son quartier, sa relation avec les filles, les drogues, l’alcool, les gangs, la mort et enfin la rédemption à travers la religion.

Avec GKMC, Kendrick Lamar cherche à nous montrer qu’il vit la vie qu’il rêvait d’avoir quand il était jeune et qu’il a enfin découvert le sens des responsabilités et l’âge de la maturité. La meilleure façon de montrer à ses fans comment il en est arrivé là est de relater la journée de sa vie d’adolescent qui l’a changé à jamais.

Il faut aussi comprendre qu’avant de prendre comme nom de scène Kendrick lamar, il répondait au nom de K-Dot (dans la vie de tous les jours comme dans ses premiers projets), surnom qu’il avait à 16 ans avec ses potes lorsqu’il traînait dans les rues de Compton. C’est donc cette histoire qui nous fait comprendre la raison pour laquelle K-Dot s’est métamorphosé en Kendrick Lamar.

Un projet ingénieux sur la forme

Si l’album de Kung Fu Kenny respire autant l’art du storytelling, ce n’est pas un pur hasard. Tout a été imaginé dans cet album de façon à ce que l’on écoute les péripéties de Kendrick comme si on vivait cette journée à ses côtés. Une des grandes forces de cet album réside tout d’abord dans la puissance des enregistrements audios (au début, à la fin et même au milieu d’un titre) qui ajoutent de la profondeur à l’autobiographie de Kendrick et nous permettent non seulement de ne pas nous perdre dans cette histoire et surtout de suivre l’aventure comme si on vivait cette journée auprès de K-Dot. Sa seconde force se trouve dans le puzzle que nous a concocté le jeune artiste Californien à travers son projet que nous allons maintenant décortiquer. 

La cadence de l’histoire fait à la fois penser à l’ambiance du film Boys n the Hood et à un film de Tarantino avec une aventure qui n’est pas totalement linéaire, avec des retours dans le temps afin de rajouter de la matière au storytelling de Kendrick.

En effet, l’album ne commence pas dans l’ordre et est divisé en 4 parties. Tout d’abord il y a le prélude avec la présentation de la ville de Compton du point de vue de Kendrick avec le skit à la fin du son “Bitch Don’t Kill My Vibe”  suivi de “Backseat Freestyle” dans lequel un ami de Kendrick lui demande de monter dans sa voiture pour barouder dans la ville, fumer un blunt, s’alcooliser et faire une petit “freestyle à l’arrière” de sa voiture, dans lequel il exprime ses pensées d’adolescent qui ne s’arrête qu’à l’avidité et au pouvoir.

All my life I want money and power / Respect my mind or die from lead shower” – Kendrick Lamar – Backseat Freestyle

Le contexte étant posé, l’histoire commence réellement avec l’introduction de Kendrick Lamar qui comprend dans l’ordre chronologique les sons “The Art of Peer Pressure”, le skit de “Compton” et “Sherane a.k.a Master Splinter’s Daughter”, dans lequel K-Dot explique son affiliation au gang avec lequel il traîne, la pression mise par ses amis pour faire les 400 coups à base de casse, de cambriolage et parfois même de crimes.

Il explique également son attirance pour Sherane, une fille de son quartier qui jouera un rôle majeur dans son histoire. Ne pensant qu’au sexe, K-Dot va emprunter le van de sa mère pour aller voir Sherane et va se retrouver face à deux mecs en hoodies noir au même moment où il reçoit un message sur son répondeur de la part de sa mère qui lui demande de ramener le van rapidement et son père qui lui demande de ramener ses dominos.

I’m sitting here waiting on my van, you told me you’d be back here in fifteen minutes !” – Paula Duckworth, Kendrick’s mother – Sherane aka  Master Splinter’s Daughter

A ce moment de l’histoire, K-Dot commence à comprendre les dangers du mode de vie de Compton avec les sons “Poetic Justice”, “Good Kid” et “m.A.A.d City”. Il explique sa relation tumultueuse avec Sherane et ses goûts, puis nous ramène dans le présent où il fait face aux deux hommes à capuches noires qui s’avèrent être les cousins de Sherane et qui, après un interrogatoire menaçant, le font sortir de sa voiture pour lui mettre une dérouillée.

Cette altercation lui fait prendre conscience dans “Good kid” qu’il veut s’évader de ce cercle vicieux qu’est son quartier. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire dans un climat de guerre entre les Crips et les Bloods qui fait rage, dans lequel il vaut mieux être entouré que seul. K-Dot n’est qu’un bon enfant dans une ville dangereuse. Il continue cette prise de conscience dans “m.A.A.d city”, où il explique que le Blunt fumé dans “The Art of Peer Pressure”était mélangé à de la cocaïne, son licenciement après avoir cambriolé une maison et son témoignage face à l’assassinat d’un homme qui s’est fait exploser la cervelle devant un fast food, le Louis’ Burger (nous reviendrons sur ce fait un peu plus tard).

Mais contrairement à ses potes qui voient ce quartier comme leur seule issue et qui se résigne à rester dans ce milieu mortel, K-Dot y voit un exutoire, un moyen de trouver sa voie, mais n’est pas encore totalement prêt à devenir Kendrick car, comme dans toutes les histoires, il doit y avoir un “climax”, un événement majeur, afin d’observer un changement radical dans le récit. 

What am I supposed to do / When the topic is red or blue ?” – Kendrick Lamar – Good kid

Ce qui nous amène au dernier arc de cette histoire, la transition finale de K-Dot en Kendrick Lamar, observée à travers les sons “Money Trees”, la fin de “mA.A.d city”, “Swimming Pools” et “Sing About Me / I’m Dying of Thirst”. Avec Money Trees, Kendrick parle de son point de vue actuel en se remémorant ce qui s’est passé depuis le début de son périple.

On apprend non seulement qu’il a réussi à coucher avec Sherane mais aussi que la personne qui s’était fait exploser la cervelle devant Louis’ Burger était son oncle. Le son se termine avec les parents de K-Dot, de plus en plus inquiets, qui lui demandent de ramener le van au plus vite. Parallèlement, dans l’enregistrement de mAAd City, les potes de Kendrick, qui l’ont recueilli après sa dérouillée, lui passe de l’alcool afin qu’il se sente mieux, ce qui nous amène à “Swimming Pools”, dans lequel il explique son changement d’état au fur et à mesure qu’il sombre dans l’alcoolisme, mais aussi celui de ses amis, qui développent petit à petit une envie de vengeance sur les cousins de Sherane.

Ils vont donc à leur recherche, les trouvent, échangent des coups de feu puis vérifient l’état de tout le monde. Malheureusement, tout ne s’est pas passé comme prévu et, ébahis, la clique se rend compte que le meilleur ami de Kendrick, Dave, s’est pris une balle durant la fusillade et a succombé à ses blessures.

Dave, you good ? Dave ? Dave, say somethin’ ! Dave ? These bitch-ass niggas killed my brother !” – Dave’s brother – Swimming Pools

On en vient donc au double son Sing About Me / I’m Dying of Thirst qui est, pour moi, la plus grande réussite de l’album en matière de storytelling, mais nous y reviendrons en détail plus tard. Dans ce son, Kendrick parle du point de vue du frère de Dave, qui tout d’abord ressasse la mort de son frère, puis explique qu’il est fier de la nouvelle passion de Kendrick pour le rap et espère qu’il parlera de lui dans son prochain album bien que de son côté, la rue est plus importante que le reste. Il se fait tirer dessus à la fin du vers.

On passe alors à l’histoire de la petite sœur de Keisha, une prostituée sauvagement assassinée pour qui Kendrick a dédié le titre “Keisha’s Song” dans son album Section 80. Elle explique à Kendrick qu’elle suit le même chemin que sa sœur, qu’il n’a pas le droit de les juger car elle connaît les rouages de Compton et sait comment y survivre. Elle l’avertit par la suite de ne plus la mentionner, elle et sa famille, dans ses musiques. Ces deux points de vue montrent les produits du cycle sans fin du mode de vie de Compton.

La musique se termine alors avec Kendrick qui fait une rétrospective de sa vie, commençant tout d’abord par s’excuser auprès de la soeur de Keisha, en mentionnant qu’il cherchait tout simplement à mettre en lumière les dangers et vices de la vie à Compton, dans lesquels il serait probablement resté si il n’avait pas trouvé le chemin de la rédemption dans la musique.

“Your brother was a brother to me / And your sister’s situation was the one that pulled me in a direction to speak of something that’s realer than the TV screen….. Her personal life, I was like, ‘it need to be told’ / Cursing the life of 20 generations after her soul / Exactly what’d happen if I ain’t continued rapping.” 

Kendrick Lamar – Sing About Me 

A la fin des deux sons, on comprend qu’un des amis de K-Dot, doté d’une arme à feu, souhaite venger la mort de Dave contrairement au frère de Dave et Kendrick qui en ont assez de ce rythme funeste. Ils entrent alors en contact avec leur voisine qui les aperçoit et tente de les dissuader d’aller se venger en les mettant sur la voie de la religion. Après une prière collective, elle conclut en leur disant de se souvenir de ce jour qui marque le début d’une nouvelle vie, leur vraie vie.


Ce qui nous amène à la conclusion de l’histoire avec les deux derniers morceaux, Real et Compton. Dans Real, K-Dot devient réellement Kendrick Lamar, libéré de ses vices qui le retiennent à Compton, en comprenant enfin ce que c’est que d’être ”vrai”, passant par l’amour propre avant tout.

On entend ensuite son père (qui ne se préoccupe plus du tout de ses dominos) lui donner la définition d’un homme vrai, et sa mère qui lui dit de prendre la voie de la musique plus au sérieux et de revenir avec plus de maturité pour montrer la bonne voie aux jeunes de Compton.

A la fin du son, une cassette d’enregistrement audio est rembobinée laissant place à Compton, qui dans un film s’apparente aux crédits de fin, dans lequel Kendrick explique comment il s’est détourné du cercle vicieux de son quartier afin de devenir quelqu’un dont il est encore plus fier et envoie un message d’espoir aux jeunes de Compton qui sont également maîtres de leurs destins.

L’album se termine alors avec Kendrick qui dit à sa mère qu’il emprunte son van pour 15 minutes (van que l’on peut voir sur la cover deluxe de l’album), ce qui boucle l’histoire en repartant à zéro.

C’est donc ici que s’achève le voyage de K-Dot et où commence celui de Kendrick Lamar.

Une masterclass sur le fond

Si l’histoire racontée par Kendrick est aussi attrayante, ce n’est pas seulement grâce à son ossature, mais aussi ce qui l’entoure, ce qui l’embellit. On a tout d’abord cette capacité impressionnante que possède Kendrick à prendre plusieurs flows et timbres de voix tout le long de l’album, allant de la voix nasillarde d’adolescent égocentrique à une voix plus grave, plus adouci et plus expérimentée afin de montrer le point de vue duquel il parle.

On peut également penser à la voix pitché qu’il prend dans Swimming Pools pour incarner sa conscience. Associer le flow de Kendrick, son incroyable talent à manier un vocabulaire riche et des musiques aux ambiances west coast mixées par Derek Ali, l’ingénieur son de Top Dawg Entertainment, cela vous donne un véritable coup de maître. 

Ces 3 ingrédients mélangés ajoutent de l’intensité à l’histoire racontée à travers les cassettes audios que l’on entend tout le long du projet. L’exemple le plus percutant reste Sing About Me, avec un sample de Grant Green “Maybe Tomorrow” et un sample de break de batterie provenant de “Use Me” de Bill Withers, qui montre à quel point les messages forts et les transmissions de sentiments à travers la musique constituent l’une des grandes forces de GKMC.

Tout d’abord Kendrick parle à la 1re personne en incarnant le frère de Dave qui demande à Kendrick de chanter pour lui si jamais il venait à mourir. A notre grande surprise, il ne nous a pas non plus laissé le choix de comprendre que ce son est en partie dédié au frère de Dave car ce dernier n’a même pas le temps de finir son vers que l’on entend des coups de feu parfaitement synchronisés avec la musique.

Pareil pour la partie où il interprète la petite sœur de Keisha qui explique qu’elle vivra plus longtemps que Kendrick  et qu’elle ne disparaîtra jamais. A mesure que son vers arrive à sa conclusion, sa voix s’amenuise petit à petit jusqu’à ne plus l’entendre, ce qui nous laisse imaginer qu’elle a également disparu, amenant Kendrick à l’inclure dans cette chanson. 

Enfin, qui dit album de qualité dit collaboration de qualité : On peut commencer par des rappeurs comme Dr.Dre (aussi producteur sur l’album), l’idole de Kendrick dans Compton, son mentor Jay Rock dans Money Trees, Drake sur Poetic Justice, MC Eiht dans “m.A.A.d city” ou encore Jay-Z dans la version deluxe de l’album (aucun déchet parmi les featurings cités).

Pour bien assurer ses arrières, Kendrick a aussi amené des voix de qualité comme Anna Wise dans Real, sans compter les contributions du légendaire Quincy Jones sur “Sing About Me”, du talentueux JMSN et de l’écrivaine – scénariste Maya Angelou qui prête sa voix sur “I’m Dying of Thirst” et apporte une touche spirituelle à l’album en incitant K.Dot et ses amis à tourner la page et se rappeler de la mort de Dave comme le début d’une nouvelle vie.

On comprend que cet album fonctionne comme des montagnes russes, on monte petit à petit en essayant de comprendre ce qui nous arrive et ce qui arrive au héros, on atteint le climax puis la pression redescend et le héros retient une certaine morale qui le fait avancer dans sa vie.

Si l’album de Kendrick est et restera son plus grand classique, c’est parce qu’il s’adresse à tout le monde, si on enlève son contexte particulier. Il cherche avant tout à attirer l’attention des auditeurs de tout âge sur le fait que, peu importe la situation dans laquelle on vit, le choix appartient à tout le monde de prendre son destin en main. 

Maintenant que ce guide de lecture est à votre disposition, il ne vous reste plus qu’à prendre un casque et remettre cet album en lecture, pour votre plus grand plaisir auditif.

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