L’année 2020 fut riche en rebondissements. En France, les violences policières et abus politiques ont été encore trop nombreux cette année. Face à de tels agissements, le rap s’est de nouveau engagé pour dénoncer les dérives de la société. Présentation du rap engagé 2.0 à travers des événements clés et acteurs du mouvement.
Black Lives Matter
Avec l’avènement d’un rap plus divertissant et festif durant les années 2010, la conscience et la revendication politique s’étaient effacées au profit des zumbas et autres sons de chicha. Le manque d’engagement social des artistes hip-hop français était criant et seuls les rappeurs conscients comme Kery James, Médine, Youssoupha dénonçaient les problèmes sociaux d’un pays en crise, leur pays, la France.
Mais 2020 a changé cela. La mort de George Floyd, tué le 25 mai 2020 à Minneapolis à la suite d’une énième violence policière aux États-Unis, a bouleversé le monde entier. Les vidéos de son arrestation et de sa mort font le tour de la planète. Cette injustice envers cet homme noir américain était celle de trop. Dès le lendemain de sa mort, de nombreuses protestations sous le mouvement “ Black Lives Matter / La vie des noirs compte “ éclatent en Amérique. Dedans on y retrouve tous les rappeurs américains du moment : Kendrick Lamar, Kanye West, Quavo, Chris Brown, etc…
En France, le soutien se fait tout d’abord sur les réseaux sociaux avec le relais du hashtag #Blacklivesmatter. Tout juste sortis du confinement, les rappeurs n’hésitent pas eux aussi à prendre la parole pour dénoncer les violences policières subies au quotidien dans leur pays. Dans l’hexagone, l’affaire George Floyd fait écho en France à plusieurs affaires de violences policières envers les minorités : Zyed et Bouna en 2005, Adama Traoré en 2016, Théo en 2017.
Y a pas qu’aux USA que la police tue les jeunes. Adama, Zyed et Bouna ne sont pas les seuls. Des quartiers nord à GGN on roule le même seum.
Doums dans l’air du temps en feat avec Nekfeu et Framal, Les Étoiles Vagabondes
Les artistes hip-hop français relayent les vidéos, incitent leurs publics à se rendre à la manifestation du 2 juin organisée par le collectif Vérité pour Adama pour protester contre les violences policières et l’impunité accordée aux gardiens de la paix. Les rappeurs ont mis les paroles à l’acte en étant présents massivement lors du rassemblement.
La manifestation a mobilisé plus de 80 000 personnes dont tout le rap français : Deen Burbigo, Josman, Jok’Air, Alpha Wann, Leto, etc… Les rappeurs ont usé de leur notoriété pour sensibiliser et confronter leur (jeune) public aux réalités des violences policières. Cela faisait longtemps que le hip-hop français ne s’était pas engagé de la sorte avec une telle union entre les différents acteurs de cette culture : rappeurs, médias, sportifs, acteurs, associations, public.
Freeze Corleone : Liberté d’expression à deux vitesses
Le rappeur Freeze Corleone de son nom Issa Lorenzo Diakaté a un talent indéniable.
Roselyne Bachelot, ministre de la Culture
Dans cette folle année 2020, qui aurait pu prédire que l’actuelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot puisse prononcer ces mots à l’Assemblée Nationale ? Absolument personne, cependant le gouvernement français a prouvé qu’il avait encore de la ressource en matière de surprises, revenons donc au début du mois de septembre.
Un lyriciste polémique
Le rappeur Freeze Corleone vient de sortir son nouvel album, La Menace Fantôme, le 11 septembre 2020. Ce nouvel opus rencontre un beau succès commercial et d’estime, une vraie réussite pour ce rappeur autrefois qualifié d’underground, devenu en moins de 2 ans le rappeur du moment. Monté en flèche par un public des plus fidèles, le MC du 667 marque les esprits par un style sombre et des punchlines provocantes à une époque où on tend vers une aseptisation des textes.
Certaines lyrics ont fait la renommée du Freeze comme “ Sur la route du papier, monte un empire comme le jeune Adolph. Déterminé avec de grandes ambitions négro, comme le jeune Adolf. ” et “ Pétasse, j’porte pas de Philipp Plein, Chen Zen aka Philipp Lin. Même pas faya après 4 phillies pleins.” ou encore “ 20-18 en Libye, ça bibi des nègres à 150K “. Ce sont essentiellement les paroles faisant références au IIIe Reich, aux Juifs et à la Shoah que va pointer du doigt la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) quelques jours après la sortie de LMF.
Dans une vidéo d’une minute recensant plusieurs punchlines du rappeur italo-sénégalais, la LICRA va accuser ce dernier d’antisémitisme, complotisme, d’apologie du terrorisme tout en appelant les différentes plateformes de musique et le gouvernement “ à prendre leurs responsabilités “.
Freeze Corleone VS Gérald Darmanin
Le ministre de l’Intérieur Darmanin réagit au quart de tour et s’empresse d’ouvrir une enquête à l’encontre de Freeze Corleone, alors qu’au même moment les violences policières n’ont jamais été aussi nombreuses, étrange sens des priorités à l’Élysée… Dans la foulée, en bons moutons, Skyrock, Universal Music (label de Freeze) lâchent le professeur Chen. YouTube et Deezer retirent plusieurs de ses sons sur les plateformes.
Censuré par les principaux acteurs de la musique et lynché sur la place médiatique/publique, Freeze Corleone et son équipe sont soutenus massivement par une très grande partie du rap français comme Kalash Criminel, Dosseh, Dinos, Shay ou Koba la D sur les réseaux sociaux. Ils dénoncent aussi le jugement 2 poids 2 mesures fait à l’encontre de l’auteur de Madara.
Au fil du temps, la polémique est retombée en attendant d’éventuelles poursuites judiciaires. L’affaire autour de Freeze Corleone n’est pas sans rappeler plusieurs autres entre le rap et la politique comme celle du Ministère Amer en 1995 contre le Ministère de l’Intérieur ou encore Sniper contre Sarkozy en 2003. Malgré la polémique et le boycott, Freeze Corleone a réussi à obtenir en indépendant les deux premiers disques d’or de sa carrière pour son album LMF et son single Freeze Raël, un véritable tour de force pour l’homme du 667.
Les acteurs du rap engagé 2.0
Les récentes manifestations autour de la loi 24 ont vu le rap investir les pancartes des manifestants grâce à des punchlines lourdes de sens comme celle de Dinos dans 93 mesures “ Chaque contrôle de police me rapproche de mon feat avec 2Pac. ” ou de SCH dans A7 “ Papa me reniera jamais j’suis ni flic, ni préfet (PD dans la version originale). Sous différents supports, le rap retrouve son engagement. Mais qui sont les principaux acteurs de ce rap engagé 2.0 ?
Nekfeu : l’engagement pluriel
En tête de liste apparait Nekfeu malgré un mutisme sur les réseaux sociaux, le MC parisien a toujours soutenu les causes des plus démunis en réalisant des concerts gratuits pour le mouvement Nuit Debout en 2016 et l’association Abbé Pierre en 2017.
Via ses textes, il s’élève contre les discriminations dont il a pu être témoin “ Un p’tit Arabe qui fait des bêtises, c’est un voyou pour la France. Un p’tit Noir, c’est pareil mais, quand c’est un p’tit Blanc, c’est juste “un chenapan” Les Étoiles Vagabondes. Pourtant loin des problèmes sociétaux par sa stature de riche personne de couleur blanche, le rappeur de 1995 n’hésite jamais à aller au front pour défendre les opprimés en manifestation avec les Gilets Jaunes ou dans ses textes. Son morceau Un homme et son microphone n2 reflète parfaitement l’état anti-système de Nekfeu “ J’serai toujours du côté d’ceux qui sont brimés. Mais j’me méfie aussi des envies de vengeance des opprimés.”
Voir aussi : Nekfeu, le MC (maitre commercial) de l’année
Freeze Corleone : L’engagement complotiste
Dans un style plus incisif que Nekfeu, Freeze Corleone est lui aussi un rappeur engagé. Il dénonce les crimes des puissants comme la pédophilie, le pillage de l’Afrique, le trafic d’humains, les guerres. Tout ceci est condensé dans Sacrifice de Masse, présent sur Projet Blue Beam. Cet engagement de Freeze Corleone ne date pas d’hier. À chacun de ses sons, il fait une piqure de rappel sur les injustices et horreurs sociétales. “ Mort aux porcs, justice pour Adama, s/o Nick, pendez-les comme en Alabama ” dans Freeze Raël. Cependant ses prises de position ne semblent parfois pas toujours comprises par une partie de son public, qui n’est bonne qu’à dire des Ekip à tout va.
Kalash Criminel : Le cagoulé engagé
La fin d’année 2020 a réservé de belles surprises en termes de pochettes d’albums avec celle de Sélection Naturelle de Kalash Criminel et VIe République de Jok’Air. Toutes deux ont une portée politique très forte. Le célèbre photographe Fifou a réalisé la cover du rappeur cagoulé. Sur la photo, on voit un jeune enfant métisse du nom de Mansa qui tente de protéger sa mère vêtue de la célèbre cagoule de Kalash Criminel et tenant un bébé. L’enfant aux cheveux blonds tient un bâton face à deux policiers.
Aujourd’hui, dans la définition du rap conscient, Kalash Criminel, c’est plus conscient que Médine. Médine a plus de légèreté, tandis que Kalash Criminel apporte un propos un peu plus dur, de manière plus régulière
Youssoupha dans l’émission CheckFood sur Médine
Cette pochette lourde de sens s’accorde entièrement avec les propos du rappeur sevranais dans son nouvel album, Sélection Naturelle, sorti en novembre. Il y évoque les violences policières, le pillage des ressources et la guerre civile au Congo “ Pourquoi on censure Dieudonné mais on laisse parler Eric Zemmour ? J’vois que des policiers analphabètes suivre nos quotidiens à la lettre.” dans But en or avec Damso.
Jok’Air, président de la VIe République
Seconde pochette puissante avec celle de Jok’Air pour VIe République sorti en décembre, il reprend son costume rose de Jok’Chirac (son précédent album) pour cette fois-ci célébrer une victoire à la manière de Jacques Chirac en 1995 au balcon d’un immeuble parisien. Cependant il n’est pas au centre de cette pochette, c’est plutôt Assa Traoré, fondatrice du Comité vérité et justice pour Adama et militante contre les violences policières.
Un choix très fort de la part du Big Daddy Jok’ qui s’affirme comme une des figures du rap engagé 2.0 et de la cause noire que ce soit avec son ancien groupe la MZ avec un morceau comme Noir c’est noir “ C’est dur pour un noir, En France pour me croire il faut le vivre, Fuck les politiques, les médias nous méprisent, Ils disent qu’je me victimise. ” ou en solo avec le titre TSN (Tout simplement noir) “ Toujours présumé coupable, on m’regarde comme un hors-la-loi, Les ignorants ont peur de moi, pourtant j’suis tout simplement noir ”.
Face aux nombreux problèmes de société, les rappeurs s’affirment aujourd’hui comme des portes-paroles et dénoncent les discriminations, actes racistes et violences policières. Par ce biais contestataire, le rap revient à ses origines de contre-culture et de revendication sociale au moment où on en a le plus besoin, alors qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ?
Vues : 1883
